Quotidien National (Jeudi 03 Octobre 2002)


Cette mondialisation qui inquiète

UN DOSSIER DE LA REDACTION

DANTE SANJURJO

 

Quelle image ! Ce week-end, comme a l’accoutumée, c’est dans des bâtiments trans- formés en bunkers que le Fonds monétaire international, Ia Banque mondiale et les ministres des Finances du G-7 se sont réunis, a Washington. Selon un scénario immuable, des rnilliers de manifestants[1] ont défilé et des forces anti-émeutes ont  fait le ménage aux alentours du périmètre de sécurité. Comme d’habitude, les délégations n’ont pu gagner leur centre de confier que sous forte escorte policière. Et évidemment, ces institutions qui mènent l’économie du monde n’ont eu qu’un objectif : mener plus avant Ia mondialisation libérale. Cette fois, elles tentaient de redonner confiance aux marches et aux consommateurs a l’heure ou les Bourses perdent pied et ou la croissance marque le pas. Mais l’urgence ne serait-elle pas plutôt de rassurer les populations? Car, cette fois encore, c’est l’image d’un pouvoir invisible, reclus, étranger au monde qu’il prétend gouverner qui est apparue sur tous les écrans de télévision. Cette image qui, depuis trois ans, revient de sommet en sommet n’est évidemment pas pour rien dans le résultat du sondage que nous publions cette semaine. Les Français sont inquiets de Ia tournure que prend la mondialisation. C’est ce que révèle notre enquête exclusive Politis-CSA. 69% d’entre eux sont soit inquiets, soit franchement hostiles ala mondialisation telle qu’elle se déroule actuellement. Ils n’étaient que 61 % il y a trois ans. Element intéressant l’inquiétude, a 63%, est bien plus répandue que l’hostilité (6%). Les mécanismes de la mondialisation, parce qu’ils sont obscurs, inspirent la méfiance et Ia crainte (mais s’ils étaient mieux connus, ils déclencherajent sans doute l’hostilité). Et lorsqu’on leur demande a quel développement correspond pour eux le mot mondialisation, ils sont 60% a mentionner les inégalités Nord-sud, 27% Ia pollution et 19% les inégalités au sein des pays développés (voir tableau p. 14). Additionnés, les aspects négatifs de cette mondialisation recueillent deux fois plus de suffrages que les aspects que l’on peut considérer comme positifs, à savoir les échanges économiques, la libre circulation des personnes et les échanges culturels. Edifiant. 

A quoi est due cette conscience aiguë des menaces de la mondialisation libérale? L’insécurité au travail ou Ie recul des protections sociales, comme les détériorations de l’environnement, sont des symptômes que les Français peuvent ressentir tous les jours. Mais ce n’est visiblement pas la principale raison, puisqu’ils sont trois fois plus nombreux a s’inquiéter des inégalités Nord Sud que de celles qui les touchent directement, an sein des pays développés. Autre explication possible : en l’absence d’incarnation évidente, la mondialisation peut facilement être identifiée a ces sommets et contre sommets à les élites dirigeantes se protègent d’un peuple mécontent derrière des grillages de quatre mètres de hauteur et sous la protection de forces de sécurité de

plus en plus agressives. La mise en évidence de Ia violence de la mondialisation et de I’autisme des classes dirigeantes qui la mènent est a mettre an crédit du mouvement contestataire. Et de ses réseaux, qui sensibilisent et mobilisent par le biais de campagnes médiatiques ciblées sur la dette, la faim, les médicaments on Ia crise écologique. 78% des Français estiment que ce mouvement permet de créer du débat. En revanche, ceux qui pensent qu’ils ont une réelle influence sont minoritaires. Mais cette rninorité attente quand mémé les 40%, qui affirment que ce mouvement les a fait évoluer et qu’il pent influencer les politiques de leur pays et les instances internationales (voir tableau p. 16). Cette prise de conscience est Ie fruit d’une longue évolution. Si l’on peut considérer que ce sont les zapatistes du Chiapas qui ont lance le mouvement de résistance a Ia mondialisation libérale, le premier grand événement cathartique n’arrive qu’en 1999 avec la mise en échec par des milliers de manifestants de la réunion de l’OMC censée lancer a Seattle un nouveau cycle de négociations. A l’époque, 26 % des Français avaient encore confiance en la mondialisation. Puis, il y a eu Nice, en décembre 2000, Goteborg en juin et Gênes en juillet 2001, ou le G-8 se réunissait sur un bateau, loin des manifestations. Après ce sommet, La confiance en la mondialisation n’était plus que de 15% en France (12% aujourd’hui). Ensuite, il y a eu Doha, en novembre 2001, dans le désert, ou le nouveau cycle de négociation contrecarré à Seattle a finalement été lance. Dernier épisode réellement significatif : Ie sommet de l’Union européenne a Barcelone en mars dernier, avec 300.000 personnes dans Ia rue réclamant une autre Europe.

Ces mobilisations sont encouragées par des « repentis » du système comme le prix Nobel Joseph Stiglitz, ancien économiste en chef de cette Banque mondiale, qu’il critique vertement[2]. Les affaires comme Enron on Vivendi viennent de montrer encore une fois que Ie système libéral est très fragile et ne profite in fine qu’a ceux qui en tirent les manettes. Mais en attendant, rien n’ arrête la mondialisation libérale. On tente pour’ instant de lui imposer des garde-fous, d’en limiter les dégâts. Les destructions qu’elle génère étant plus rapides que les réparations engagées, le mouvement antimondialisation libérale doit passer la vitesse supérieure. Premiers signes encourageants:les opinions publiques semblent réceptives a la critique. D’autre part, la mobilisation grandit avec de allies nouveaux et puis sans comme Amnesty International, qui vient de placer le FMI et Ia Banque mondiale dans son collimateur.

Mais II faut surtout construire une alternative et faire des propositions, comme lors des derniers Forum sociaux mondiaux, a Porto Alegre. Agriculture paysanne contre productivisme, économie solidaire, taxation des transactions financières pour, pourquoi pas, doubler le revenu du milliard d’hommes et de femmes qui vivent avec moins d’un dollar par jour, alternatives en matière de polltique, de science, de culture, d’éducation, commerce équitable, microcrédit social, nouvelles formes de coopératives, sauté, défense et amélioration des services publics, budget participatif, etc.: les initiatives et les réseaux ouvrent de nouvelles pistes. Mises bout a bout, ces revendications ne constituent pourtant pas forcément un programme. Il faut les mettre en cohérence. Voire imaginer, comme Takis Fotopoulos[3], des pistes pour remettre en cause l’économie de marché elle-même. En attendant, des centaines de milliers de militants tentent de rendre le système plus vivable en le replaçant sons contrôle citoyen, et créer ainsi les conditions d’un changement plus radical. De l’internationale contestataire, on passe peu a peu a internationale de l’alternative. De Seattle a Porto Alegre, en ne passant pas par Davos, on glisse de l’antimondialisation a l’alter mondialisme. Les Français semblent en être de plus en plus convaincus: une autre mondialisation, ou le pouvoir ne serait pas confisqué et ou Ia démocratie serait donc effective, est souhaitable. Reste a savoir si elle est possible.

 

www.inclusivedemocracy.org/fotopoulos

 


 

[1] Cette fois-ci Ia mobilisation était faible, de l’ordre de 5000 personnes, contre Ia mondialisation libérale mais aussi contre Ia guerre en Irak.

[2] La Grande Désillusion, Joseph E. Stiglitz, Fayard, 2002, 324 p., 20 euros.

[3] Vers une démocratie générale, Takis Fotopoulos, Soul!, 2002, 245 p., 21 euros.